On s’en câlisse : Histoire profane de la grève

Alors que j’écris ces lignes, une vidéo où l’on peut entendre le tintamarre des casseroles d’Istanbul circule sur la toile. On peut y voir les lumières des logements clignoter dans un boucan assourdissant, à trois heures du matin, en réaction à un gouvernement islamo-conservateur accusé de dérive autoritaire. La façon dont peuvent se propager les tactiques de révolte populaire à travers le monde est d’autant plus surprenante que les soulèvements surgissent souvent là où on ne les attendait pas. Impossible de voir une telle insurrection sans réveiller les souvenirs du printemps passé, leur fureur comme leur effervescence, que je viens justement de revivre à travers un essai collectif dépeignant l’histoire du mouvement, phase par phase, des premiers votes de grève aux élections du 4 septembre. Le titre de l’ouvrage fait référence à la fameuse phrase scandée dans les manifs en réaction à l’adoption du projet de loi 78 : La loi spéciale / on s’en câlisse,  bravade jubilatoire de la rue face à un dispositif de répression grandissant. Dédiée à « ceux […] pour qui le printemps ne sera jamais terminé », cette Histoire profane de la grève arrive à point au milieu du carnaval de récupérations en tout genre qui font de ce mouvement un sujet clos en célébrant avec nostalgie la ferveur de la jeunesse, alors que l’application pure et dure du règlement P-6 compromet pour de bon la possibilité de manifester à Montréal.

Je l’avoue : la lecture de cette contre-histoire de la grève fut jouissive, parce que c’est ici l’expérience de la rue vécue de l’intérieur qui est racontée, celle des milliers de militant.e.s anonymes qui, immergé.e.s dans l’urgence des événements, n’ont pu bénéficier de la disponibilité d’esprit nécessaire pour écrire, ou encore ont été à ce point submergé.e.s par le rythme inhumain des sessions intensives que c’est finalement le silence qui l’a emporté. Ce livre m’a fait retraverser toute l’exaltation du printemps, sa folle spontanéité, sa révolte sans compromis. Il ne s’agit pas cependant d’y lire le portrait « véritable » de la grève, puisque chacun.e l’a vécue différemment, ni de faire prévaloir cette version contre les autres. Comme le décrivent les auteur.e.s, il est impossible de tracer un tableau fidèle de la grève, parce que personne n’a pu coïncider totalement avec elle :

Même les plus grévistes des grévistes, qui se tiennent au plus près de l’œil [de l’ouragan], ne correspondent pas directement avec lui. Ils tourbillonnent autour à une vitesse extraordinaire, mais ont l’impression d’être dépassés par les événements. L’œil de la tempête : là où « ça se passe ». On a beau graviter autour dans l’espoir de le percer, ce qui « se passe » est impersonnel, n’a pas de lieu propre, et demeure allergique à toute appropriation.

La métaphore est d’une justesse frappante. C’est toute la force de cette écriture à plusieurs mains que d’alterner les formes et les tonalités, tenant à la fois du pamphlet, de l’essai et de l’imagerie littéraire. C’est que le regard que pose le Collectif de débrayage sur les événements du printemps joue autant sur le plan du récit, de l’analyse, de la critique que du témoignage. Cet amalgame stylistique donne une texture à l’écrit, en alliant la rigueur théorique, l’affect incontournable de l’expérience et le ludisme d’un humour lapidaire. Hormis certains passages moins bien formulés qui l’affaiblissent, ce texte est généralement porté par une écriture brillante, qui ne manque pas de souffle.

La lecture de la grève qu’il propose est bien sûr loin d’être impartiale. Comme dans tout ethos militant radical qui se respecte, on n’évite pas les salves contre les paciflics (manifestants pacifistes opposés aux casseurs). On en a contre « les porte-parole médiatiques, les politiciens véreux, les profs paternalistes, les écrivassiers de gauche et les auteurs-compositeurs déchus » qui se sont servis de la grève à leur avantage, pour propulser leur carrière. Mais cette critique laisse place à une certaine nuance, puisque, contrairement à d’autres du même acabit, elle inclut les actions artistiques dans le mouvement au lieu de les dénoncer unilatéralement comme spectaculaires. Le blâme le plus litigieux est peut-être celui porté à la CLASSE et au fonctionnement des AG, dont le protocole bureaucratique et abstrait, qui se veut pourtant démocratique, a paradoxalement pour effet d’exclure ses militant.e.s des débats et des prises de décision selon les auteur.e.s.

L’intelligence de ce texte réside dans son analyse profonde des enjeux idéologiques de la grève, enrichie par les écrits d’auteurs comme Agamben, Bataille, Benjamin, Deleuze et Lyotard, pour ne nommer que ceux-là. L’une des réflexions les plus intéressantes s’avère être celle sur la culture de la dette qui se trouve à la source de l’augmentation des droits de scolarité et ne cessera d’être relayée dans les discours de droite tout au long du conflit.  Les auteurs démontrent avec brio comment la dette de l’État, héritée de la frénésie d’investissements de la Révolution tranquille, se reporte sur les individus, eux-mêmes écrasés par leur dette personnelle. Vue sous cet angle, la hausse vise à inculquer chez l’étudiant cette mise au pas économique dès son entrée dans l’âge adulte :

Cette dette contractée dès la jeune vingtaine incarnera bientôt une sorte de dette originelle, un crédit accordé par la société afin de « devenir quelqu’un ». En dépend la constitution de l’homme-entreprise qui sera ramené, avec chaque mensualité parcourant sa vie d’adulte, à ce passage constitutif de sa vie où l’insouciance de la jeunesse fut supplantée par l’âge de la responsabilité. Dans le régime de la dette, l’argent se gagne au négatif, pour combler un manque toujours déjà là, jusqu’au lointain retour au « déficit zéro », lorsqu’enfin sera comblé ce qu’on a osé prendre sans vraiment le posséder. L’endettement, sous son langage économique, se révèle être un impitoyable dispositif de moralisation, dont les passions capitales sont la culpabilité et l’angoisse. Le régime de la dette assure l’objectif politique de la mise au travail. Il sauve du même coup le levier psychologique de la culpabilité, sans laquelle la servitude volontaire est inconcevable.

La dette est ainsi sacralisée comme valeur cardinale de la société économique, puisqu’elle en assure la régulation. C’est là tout le scandale des vitres brisées, ou de tout autre matériel détruit auquel on doit « respect et déférence » parce que de l’argent y a été investi, et que « casser des vitres coûte cher à tout le monde ». Or, c’est justement le capital lui-même qui est attaqué par ce geste, le scintillement ostentatoire de la marchandise exposée et refusée. Voilà une transgression impardonnable. Cette violence symbolique des choses, de la valeur qu’on leur accorde, reste bien difficile à comprendre pour les médias et leur public, tout comme celle d’un gouvernement jouant le jeu de la neutralité et de la négation.

Ce serait faire injustice au livre que de tenter de le résumer, tant la réflexion qu’il met en jeu est dense. Même s’il ne peut entièrement susciter l’adhésion, sa force de frappe est indéniable. En le lisant, je ne pouvais m’empêcher de penser à plusieurs personnes à qui cet ouvrage ferait du bien, parce qu’il aborde des aspects essentiels et trop souvent oblitérés de la grève, mais surtout parce qu’il ouvre son expérience au lieu de la refermer. On termine ce livre non pas dans la nostalgie, mais dans la conviction que l’énergie du « faire-grève » est loin d’être éteinte, et toujours susceptible d’être ravivée.

On s'en calisse

(Si cet article vous a donné envie de vous le procurer, le livre, publié par deux maisons d’édition autonomes, est disponible à Montréal au Port de tête, à la Coop UQAM, chez Zone libre et à la Librairie du Square. Il est possible de le commander en écrivant à ces adresses : debrayage@riseup.net ou sabotart@riseup.net. On peut également le lire en PDF ici : https://mega.co.nz/#!uIpnGRaY!Ei6pgGnqgOFDVpsK4OX6n0p8UZYMkJNUCmc8qcUGxD4.)

 

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